La vocation ecclésiale ayant perdu de son attrait, les jeunes patriciens se tournent vers les carrières scientifiques dont le prestige croît dans les grandes villes européennes, où ils n’hésitent pas à parfaire leur formation.
Le haut niveau d’éducation des élites genevoises ainsi que les réseaux d’amitiés noués avec les savants européens expliquent cet attrait formidable de la bourgeoisie vers les nouvelles idées et l’esprit scientifique naissant.
Les savants genevois se distinguent avant tout par leur pragmatisme. Ce sont des expérimentateurs qui testent et créent leurs propres instruments, à l’instar de Marc-Auguste Pictet (1752-1825). Collaborateur du grand scientifique Horace-Bénédict de Saussure, il réussit lors d’un voyage dans les Alpes en 1778 à calculer d’un sommet voisin la hauteur du Mont-Blanc, grâce à un baromètre qu’il a lui même conçu. En météorologie, sa passion, il invente plusieurs nouveaux instruments, dont une perche de cinquante pieds avec une poulie pour monter un thermomètre. Professeur à l’Académie (ancêtre de l’Université), astronome, cartographe, physicien, et naturaliste, Marc-Auguste est une figure majeure de la communauté scientifique européenne.
Avec son frère Charles Pictet de Rochemont et son ami Frédéric Guillaume Maurice, il édite une revue scientifique incontournable, la «Bibliothèque britannique», dans laquelle sont traduites et diffusées en français les découvertes scientifiques effectuées dans une Angleterre alors à la pointe de la révolution industrielle.
D’abord jeune assistant de l’astronome Mallet dans le premier Observatoire de Genève sur le bastion de Saint-Antoine, il en deviendra le directeur et tente, sans succès, de le faire adopter comme point d’intersection du calcul des arcs du méridien et des parallèles de longitude (les Anglais choisiront Greenwich).
Mais on lui doit d’éclatantes réussites comme la création du Grand Prix d’Horlogerie de Genève ou la fondation de la Société de physique et d’histoire naturelle, ainsi que des publications plus confidentielles comme un traité sur le jeu de paume (ancêtre du tennis), sport qu’il pratiquera toute sa vie.
Les sciences naturelles connaissent au XIXe siècle un développement considérable grâce aux nouvelles théories sur l’évolution. A Genève, François-Jules Pictet (1809-1872) est un brillant représentant de la discipline. Entomologiste distingué, il devient professeur de zoologie, d’anatomie comparée et de physiologie à l’Académie. Son impact sur la science genevoise se fera principalement grâce à la paléontologie, discipline en plein essor. Son «Traité élémentaire de paléontologie ou histoire naturelle des animaux fossiles» (1844) est l’un des tout premiers ouvrages sur le sujet.
Les collections de fossiles du Muséum d’histoire naturelle de Genève sont entièrement créées et organisées par François-Jules. Et sa critique de «L’origine des espèces» de Charles Darwin, démontrant les faiblesses de l’hypothèse des créations successives, suscite l’admiration de son auteur.
La famille compte aussi un chimiste de premier ordre avec Amé Pictet (1857-1937). Après des études en Allemagne et en France auprès des plus grands chimistes de son temps (Kekulé, Graebe, Wurtz), il obtient à Genève une chaire de chimie inorganique et organique. Ses recherches se concentrent sur les alcaloïdes (molécules d’origine végétale qui ont permis l’essor des médicaments chimiques au XIXe siècle) dont il réussit la synthèse (la nicotine notamment).
Même s’il n’est pas spécialisé dans les sciences dites «dures», le fils cadet de Charles et Adelaïde Sara Pictet de Rochemont, Adolphe Pictet (1799-1875), fait partie des intellectuels les plus brillants de la famille.
Adolphe fait des études à la Sorbonne, puis en Allemagne où il suit les cours de Schelling et rencontre Goethe et Hegel. Il part ensuite pour l’Angleterre, où il se passionne pour les langues celtiques. De retour à Genève, il poursuit ses recherches en linguistique et publie en 1837 une œuvre pionnière, «De l’affinité des langues celtiques avec le sanskrit», dans laquelle il démontre l’origine indo-européenne des langues celtiques. Il publie en 1859 son œuvre majeure, «Les origines indo-européennes ou les Aryas primitifs», essai de paléontologie linguistique, à l’origine des études indo-européennes.
Mais la linguistique n’était pas la seule passion d’Adolphe Pictet, qui se plonge dans les problèmes de balistique et leurs applications militaires. Dans une abondante correspondance qu’il entretient avec Guillaume-Henri Dufour, il mentionne en effet à plusieurs reprises des «fusées» dont il tente de vendre les plans de construction à la Confédération, puis à plusieurs armées européennes.
Dans le roman «Une course à Chamounix», Adolphe raconte ses pérégrinations en compagnie du pianiste Franz Liszt, de la comtesse d’Agoult et de l’écrivaine George Sand. Pour George Sand, Adolphe Pictet est «le Major», un personnage «moitié Méphistophélès, moitié douanier». Franz Liszt le surnommera de manière plus flatteuse «l’Universel», en l’honneur de ses multiples talents.